Hans KRONNING

Conditionnalité et expressivité
Aspects sémantiques et variationnels. Perspectives romanes

Parmi la pléthore des constructions conditionnelles prédictives (« hypothétiques ») en français, un certain nombre renferment, – qu’elles soient hypotaxiques (1) ou parataxiques (2-4) –, un imparfait de l’indicatif (Impf Ind) contrefactuel marqué, qui – à la différence de l’emploi contrefactuel non marqué de cette forme verbale (5) – a été qualifié d’« expressif » par les grammairiens du XIXe et de la première moitié du XXe siècles :

(1)   Si j’avais craqué une allumette, la maison sautait. (Émission télévisuelle comique)

(2)   Vous auriez invité la Molé que tout était raté. (Dialogue romanesque, Proust)

(3)   Un peu plus, on avait une morte sur les bras. (Dialogue filmique)

(4)   Deux points de moins et Gina échouait à son examen.

(5)   Si j’étais riche, je l’épouserais.

De nos jours, la plupart des linguistes passent cette expressivité sous silence, et ceux qui la reconnaissent (Bres 2006) s’abstiennent généralement de l’étudier (Berthonneau & Kleiber 2006), considérant la notion d’expressivité comme trop « intuitive ».

Selon Bally (1926 : 141), « le langage affectif, ou expressif » ne s’assimile pas à « tout fait de langage associé à une émotion », mais est le fait des « signes expressifs … incorporés dans le système de la langue ».

Nous émettrons l’hypothèse que l’Impf Ind contrefactuel marqué est un tel signe expressif. Ce signe indique une mise en relief, qui est donc expressive, ne s’assimilant ni à la rhématisation ni à la focalisation, de nature prédicative ou informationnelle (cf. Trotzke 2017). Plus précisément, l’émotivité mise en relief est associée à la valeur axiologique (von Wright 1963), typiquement mais non exclusivement négative, de l’apodose (q) : la maison sautait (1), tout était raté (2), on avait une morte sur les bras (3), Gina échouait à son examen (4). Si l’on remplace l’imparfait contrefactuel dans (1-4) par le conditionnel composé (aurait sauté), la valeur axiologique de q restera la même, mais cette valeur ne fera pas l’objet d’une mise en relief expressive.

L’expressivité de l’Impf Ind contrefactuel procède de plusieurs propriétés sémantiques de ce signe. D’une part, les temps verbaux des constructions conditionnelles « toncales » (morphèmes flexionnels en /r/ait) portent, selon notre hypothèse (cf. Gosselin 1999, Caudal 2011, Ippolito 2013), non sur les procès p et q, mais sur les opérateurs modaux (‘il était possible que’, etc.) et gardent leurs significations aspectuo-temporelles « standard ». D’autre part, l’Impf Ind expressif est employé dans un contexte d’où il ressort que la possibilité de q (et/ou de p) a été annulée avant un point de référence TR (« contrefactualité fermée »), emploi qui est en discordance avec la signification conceptuelle de l’imparfait comme temps du passé imperfectif dénotant, dans les constructions contrefactuelles, une inhibition temporaire de la possibilité de p dans l’univers actuel (« contrefactualité non fermée ») (cf. (5)). Cette discordance entre ce qui relève de la signification conceptuelle de l’Impf Ind expressif – la contrefactualité non fermée – et ce qui, par sa signification instructionnelle, est inféré contextuellement – la contrefactualité fermée – exige un effort de traitement cognitif supplémentaire qui a pour effet la mise en relief expressive de la valeur axiologique de q et/ou de p.

Nous examinerons la variation diaphasique de cet emploi expressif de l’imparfait de l’indicatif à la lumière des « conditions de communication » qui définissent la « proximité » et la « distance » communicatives (Koch & Oesterreicher 2007), les séquences et genres discursifs (autrement dits « traditions discursives ») s’inscrivant sur le continuum qui s’établit entre ces deux pôles.

Vu que la communication de « proximité » se caractérise par une forte émotionnalité (Koch & Oesterreicher 2007), on pourrait faire l’hypothèse que l’Impf Ind expressif apparaîtrait presque exclusivement dans ce type de communication. Or, en français, cet emploi de l’imparfait, n’est pas, comme on le pense souvent (cf. Sandfeld 1965), réservé au discours conversationnel familier, représentant la « proximité communicative » (1-3), mais figure aussi dans le discours littéraire, historique et scientifique, relevant de la « distance communicative » qui n’est pas étrangère à une certaine émotivité, plutôt sèche et intellectuelle, liée à la valeur axiologique de q (6) :

(6)   S’il avait fait un pas de plus dans cette voie, Van Helmont rencontrait une conception juste des corps simples. (Traité de chimie)

La variation diaphasique ne dépend pas seulement du sémantisme expressif de l’Impf Ind contrefactuel marqué, mais est également tributaire des constructions qui renferment cette forme verbale. Nous étudierons l’hypothèse syntaxique selon laquelle les constructions hypotaxiques, constituant une « stratégie de verbalisation » qui relèverait de la « distance communicative », défavoriseraient l’emploi de cette forme verbale, alors que les constructions parataxiques, ressortissant à la « proximité communicative », favoriseraient, en revanche, son emploi. Ces tendances sont cependant contrecarrées dans certaines constructions, hypothèse morphologique, par la valeur diaphasique intrinsèque des temps et modes employés dans la protase. En outre, hypothèse sémantique indépendante des hypothèses syntaxique et morphologique, la présence, dans la protase, d’un « quantifieur de la proximité factuelle » (Kronning 2017) – un peu plus (3), deux points de moins (4), un pas de plus (6) –, qui, en augmentant l’expressivité de la construction, privilégie l’emploi de l’Impf Ind contrefactuel marqué.

Dans une perspective comparative romane, nous pouvons constater que la construction hypotaxique française du type Si tu avançais, je frappais, amplement illustrée dans la littérature linguistique et grammaticale par des exemples fabriqués (Martinon 1927, Barcelò & Bres 2006) ou mal interprétés (Pedersen et al. 1980) a un statut fort marginal en français, alors que les constructions correspondantes de l’italien – Se lo sapevo, te lo dicevo (Bertinetto 1986) – et de l’espagnol – Se lo pedía, me lo daba (RAE 2009) –, considérées comme fréquentes dans la langue parlée substandard sont presque exclusivement traitées en termes diaphasiques et normatifs sans référence à l’expressivité. À partir de ce constat, nous tenterons d’établir quelques relations de correspondance interlinguistique qui s’avèrent souvent partielles ou asymétriques, car l’empan diaphasique des constructions n’est pas nécessairement le même en français, en italien et en espagnol.